top of page

LES OUBLIÉS DE DIEU  (extrait)

1

Asmara, Érythrée, le 27 mai 2011

 

Depuis le coucher du soleil, portée par un vent de fraîcheur qui caressait le haut plateau de la capitale, une foule bigarrée déambulait sur la passeggiata pavoisée de drapeaux et d’oriflammes aux couleurs nationales : les banderoles travestissaient en jour de fête une ville au décor décati, accablée par des décennies de pauvreté. Depuis longtemps, la Piccola Roma n’offrait plus aux regards que des façades de maisons affligées par la lèpre : le fard, le rouge et les courbes séductrices de l’antique reine de beauté de la Corne de l’Afrique se résumaient à de lointains souvenirs dans l’esprit des aînés.

Dans la nuit naissante, l’appel à la prière du muezzin avait distillé ses derniers échos avec les premières bombes qui marquaient le début des célébrations du vingtième anniversaire de l’accession à l’indépendance. Enivrée de rires, la foule frémissante de plaisir s’extasiait par des « Oh » et des « Ah » admiratifs en voyant les gerbes de feux multicolores embraser la nuit. Langoureuse, la musique allégeait le pas des amoureux qui se baladaient main dans la main. De vieux messieurs aux moustaches en accent circonflexe, endimanchés de leur complet clair, de leurs chaussures recouvertes de guêtres blanches et coiffées d’un Fedora, paradaient avec leur dame aux allures aristocratiques. Peau dorée, traits réguliers, port altier et sourires généreux, des décennies après le départ des coloniaux, les Asmarinos entretenaient le charme et l’-élégance hérités des Italiens du sud. Sur les terrasses des cafés, les clients se délectaient de machiatta et de pâtisseries fines égayées de cannoli et de panettone pendant que les enfants savouraient leur gelato. Les Asmarinos perpétuaient un style de vie Fellinien et s’offraient de rares moments de Dolce Vita. Ce soir, ils oubliaient leurs chagrins, leurs misères et le sénilisme de leur ville jusqu’à ce qu’une déferlante de camions militaires Fiat prit d’assaut la grande promenade d’Asmara située entre l’Hôtel Albergo et le cinéma Impero à trois cents mètres. Les bennes des Fiat vomissaient des norias de soldats barrés de kalachnikovs et de matraques.

—    GIFFA, GIFFA (rafle rafle) !

Une fois de plus, la population se retrouvait piégée à l’intérieur d’un périmètre.

—    GIFFA, GIFFA s’alarmaient les hommes et les femmes qui, quelques minutes plus tôt, marchaient et dansaient sur les trottoirs.

En un claquement de doigts, les rires et les conversations s’interrompirent. Comme dans un arrêt sur l’image, tétanisée, la foule refusait d’y croire. Le bataillon se déploya avec une efficacité redoutable. Le bruit des bottes sur le pavé et le cliquetis des armes avait fait place aux rires et à la musique. Coiffés de gyrophares, des pick-ups obstruaient les avenues transversales, des miliciens fouillaient les maisons et les commerces, bousculant hommes et femmes vers la rue : seuls les grands malades alités et les mères avec de jeunes enfants trouvaient grâce aux yeux des militaires. Trois soldats se lancèrent à la poursuite de garçons en âge de servir leur pays qui s’étaient engouffrés dans un immeuble : ils les rattrapèrent, les culbutèrent à l’extérieur et les rouèrent de coups jusqu’à leur soumission complète. Menottés, la figure ensanglantée, on les jeta dans un fourgon. 

Angoissés au point d’en oublier de respirer, les Asmarinos piégés étaient terrorisés à l’idée de terminer la soirée dans une geôle. Personne n’ignorait l’inutilité de discuter avec un askari. Ce dernier risquait lui-même l’incarcération en négociant avec un citoyen. Tour à tour, face à un militaire, chaque personne devait retourner ses poches, tendre les bras pour être palpée dans le dos, sur le ventre, entre les jambes. Que -cherchait-il ? Une arme illicite, un document compromettant ? 

Triés, filtrés, sélectionnés, bousculés, les forces de l’ordre rassemblaient les Asmarinos en kebellés : les hommes de trente ans, les jeunes garçons, les jeunes femmes, les femmes avec des enfants, etc. Chaque groupe se subdivisait entre porteurs de papiers valides, périmés, voire contrefaits. Même avec un laissez-passer en règle, personne ne connaissait l’issu d’une giffa. Sans hésitations ni remords, les militaires, au moindre soupçon, poussaient la personne interpellée vers un camion. Lorsqu’il était complet, le Fiat démarrait en direction du redoutable camp d’Adi Abeito au nord de la ville. Tous respectaient la consigne : ne pas irriter les miliciens jusqu’à ce que soudain, un homme prit ses jambes à son cou :

—    Le malheureux, murmura une vieille dame qui attendait derrière lui de présenter ses papiers.

Mebratu, le commandant chargé des opérations dégaina son pistolet et hurla :

—    À TERRE !

L’ordre se répéta comme un écho :

—    À TERRE ! 

La foule se précipita au sol. Les pas du fuyard mitraillaient le bitume. L’officier allongea le bras, visa et appuya sur la détente. Atteint aux dos, l’insoumis s’écroula alors qu’une salve de pièces pyrotechniques tirées par les artificiers pilonnaient le ciel de girandoles de feu dans une apothéose de pluie d’étoiles. 

Sourire aux lèvres, Mebratu rangea son arme dans son baudrier. 

Au matin, sans vérifier son identité pour aviser sa famille, le corps du malheureux atterrirait dans une fosse commune.

*

À l’ouest, dans un secteur impécunieux de la ville, les yeux rivés sur le sol, un homme vêtu d’un jeans élimé, d’un t-shirt et d’une veste dont il avait soigneusement relevé la capuche pour éviter d’être reconnu, marchait rapidement. Les explosions qui allumaient le ciel de la capitale le firent sursauter et se retourner à plusieurs reprises. Sa dernière visite dans ce quartier témoin de ses premiers pas remontait à deux ans. Rien n’avait changé. Les maisonnettes construites de blocs de ciment, de tôles ondulées et de matériaux récupérés à la décharge publique s’acharnaient à résister au temps. Serpentant dans le lacet de ruelles sombres et inextricables, il s’arrêta net et sourit : à vingt mètres devant lui, il reconnut le mur oriental de sa maison. Un jour, son ami Yamane et lui avaient traîné à bout de bras sur un kilomètre une immense affiche métallique trouvée à la décharge, sur laquelle un couple africain, tout sourire, affirmait que le bonheur se situait à la portée de tous… dans une bouteille de Coca Cola. Sa mère l’avait fixée contre la paroi pour étayer la charpente, puis elle avait percé une fenêtre qui édenta la jeune fille. 

La gorge serrée, sachant la peine qu’il allait causer à celle qu’il aimait, il s’approcha et frappa à la porte :

—    Qui est là ? lança une voie féminine à l’intérieur de la cahute.

Il attendit. Quand la porte s’ouvrit, la femme aux cheveux grisonnants demeura interdite, ses yeux s’embuèrent, sa bouche se contorsionna et des larmes glissèrent doucement sur ses joues :

—    Bonjour, mama.

Elle écarta les bras :

—    Yusef, mon fils, il y a si longtemps !

Elle le serra contre elle :

—    Yusef ! Je me réjouis de te revoir. Sans nouvelle de toi, je désespérais. 

—    La vie au camp militaire est très difficile.

—    On m’a raconté.

Constituée d’une seule pièce, pour cuisiner, manger, séjourner et dormir la maison restait inchangée. L’espace accueillait des lits, une table, quatre chaises et une petite armoire, sans toilette ni eau potable. Yusef avait illégalement bricolé un branchement au réseau électrique ; l’ampoule suspendu au plafond diffusait une lumière jaunâtre. 

Le sifflement strident des serpenteaux de feu qui s’élançaient sans interruption vers le ciel transperçait les murs sans peine. 

—    Ce matin, en m’éveillant, ma première pensée s’est envo-lée vers toi, mon fils. Tu célèbres ton anniversaire aujourd’hui…

Elle s’approcha de lui et le serra à nouveau contre elle :

—    Joyeux anniversaire mon chéri.

—    Merci.

—    Assieds-toi. Je t’offre à manger, à boire quelque chose ? Si j’avais su…

—    Non ! Ça va.

Un large sourire illumina le visage de la dame aux traits tirés :

—    Tu sais que ta sœur Tekea a donné naissance à un fils ?

—    Mais… alors… elle s’est résolue, comme les autres fem-mes ?

—    Tu veux dire rémunérer un amant d’un soir pour se faire engrosser dans le but d’éviter le service militaire ! Je ne sais pas. Tekea demeure une personne secrète.

—    Elle ne t’a pas révélé le nom du père de son fils.

—    Elle a tout simplement affirmé qu’il n’était pas un de ces désœuvrés qui errent dans les rues.

—    Parle-t-elle de mariage ?

—    Non.

—    Et le bébé ?

—    Ici, il dort dans l’appentis. Tu veux le voir ?

—    Oui, bien sûr. 

—    Suis-moi.

Ils s’y dirigèrent. Yusef resta là, un instant, à regarder l’enfant nullement incommodé par le bruit extérieur.

—    Quel âge a-t-il ?

—    Onze mois.

—    Comment se nomme-t-il ?

—    Abel. Il est beau, n’est-ce pas ! Un bonheur que nous offre la vie.

—    Il ressemble à Tekea. Comment va-t-elle ?

—    Bien. Elle travaille ce soir… tu sais avec la fête sur la passeggiata.

—    A-t-elle été officiellement rayée de la liste pour le service militaire ?

—    Oui, que Dieu soit loué. Elle se soustraira aux traitements accordés aux filles dans les camps de l’armée. Le gouvernement les dit égales aux hommes…

—    Faux. Elles accomplissent toutes les tâches pendant leur enrôlement et se retrouvent asservies à l’esclavage sexuel par des officiers ou de simples soldats. 

—    On m’a raconté. J’ose croire que tu n’es pas de ceux-là !

—    Non, bien sûr.

—    Voilà qui explique l’inversion des rôles. Depuis l’affranchissement des mères de la conscription, les jeunes femmes paient pour des services amoureux et dès qu’elles attendent un bébé, elles congédient le géniteur. 

—    Tekea refusait de se prostituer avec un inconnu pour échapper à la mobilisation.

—    Et moi je ne voulais pas qu’elle parte pour Sawa. J’ai vu trop de filles revenir de cet enfer complètement anéanties.

—    Alors, elle restera près de toi.

Une bombe éclata. Le ciel s’illumina d’une immense gerbe de feu et les iridescences projetèrent des lueurs par la fenêtre. Abel émit un grognement. Mama sourit :

—    Viens, laissons-le dormir. Te souviens-tu quand tu étais enfant ?

—    Si je me rappelle ! Tu me disais avoir commandé ce gigantesque feu d’artifice pour célébrer mon anniversaire.

De nouvelles flèches conquérantes et prometteuses sifflaient vers la nuit.

Mama rit :

—    Tu y croyais.

—    Oui ! Mais, mes camarades se moquaient de moi quand je leur racontais.

—    Quelle importance ! Tu débordais de bonheur et chaque année, tu attendais ce moment avec impatience.

—    C’est loin maintenant. 

—    Tu as grandi trop vite, te voilà un homme à présent. 

Fière de lui, elle s’écarta et l’observa un instant. D’enfant chétif, il était devenu un gaillard robuste, une taille presque athlétique : un visage souriant, un regard franc et allumé, sa peau bigrement cuivrée et des traits fins lui conféraient un charme certain. 

—    Je regrette les jours passés où tu venais te blottir contre moi.

—    J’en ai eu souvent ?

—    Quelques fois… 

Elle secoua la tête :

–… crois-moi, la vie va trop vite.

Une nouvelle bombe les fit sursauter :

—    La ville célèbre ce soir, affirma Yusef en voyant par la fenêtre les gerbes d’or et d’argent retomber au loin. 

—    Les Asmarinos adorent festoyer ; pendant ce temps, ils oublient leur misère, leur triste réalité. D’ailleurs, nous aussi nous devrions nous réjouir, c’est ton anniversaire ! Vingt et un ans : tu es né le jour de l’année de la libération de ton pays.

Le visage de Yusef s’assombrit :

—    J’ai dit quelque chose ?

—    Pas de célébration aujourd’hui mama.

—    …

—    Je suis venu te faire mes adieux.

—    Adieu ! Tu arrives à peine !

—    Je bénéficie de cinq jours de permission, je dois en profiter et je ne voulais pas partir pour l’Europe sans te prendre dans mes bras.

Il étreignit mama.

—    Tu as finalement décidé d’entreprendre le voyage ! 

—    Oui, tu sais que j’en rêve depuis des années.

—    La rumeur raconte que les routes s’avèrent très dangereuses. 

—    Je sais.

—    Pourquoi partir ce soir ?

—    La capitale en fête, la sécurité se relâchera, je parviendrai à sortir facilement de la ville.

Les yeux mouillés, mama posa une main sur sa bouche.

—    Ne pleure pas mama ! 

La tête contre la poitrine de son fils, elle acquiesça d’un signe :

—    Moi je priais pour que ce jour ne vienne jamais.

—    Quand j’arriverai en Europe, je trouverai du travail, je retournerai aux études et je vous enverrai de l’argent : Abel, Tekea et toi vivrez mieux. Ici, ce pays ne promet aucun avenir. Depuis mon seizième anniversaire, on me retient prisonnier de l’armée.

—    Ils disent toujours que cela ne durera que deux ans.

—    Personne n’est jamais relaxé après si peu de temps. À la caserne, je suis entouré d’hommes qui portent les armes depuis dix ans, vingt ans. Sous prétexte d’une nouvelle guerre imminente contre l’Éthiopie, on nous maintient en alerte simplement pour nous contrôler. Et quand on nous libère de l’uniforme, le service national obligatoire nous attend. Dans ce pays, personne n’est autorisé à franchir la frontière avant l’âge de cinquante ans. Les lignes téléphoniques sont mises sur écoute, des amis, des parents disparaissent sans laisser de traces, sans que jamais nous n’en connaissions la raison. Le gouvernement nous mène par la peur. La pauvreté gangrène la population. 

—    Les files s’allongent devant les magasins. Se procurer des denrées ou de l’eau avec les tickets de rationnement de l’État devient très difficile. 

—    Celui qui ose parler de liberté se retrouve emprisonné. Impossible de penser au multipartisme, encore moins à des élections. La presse indépendante a disparu et dès qu’un groupe humanitaire tente de s’installer, l’armée l’expulse. Le Front de libération des Érythréens n’a pas tenu ses promesses. À la fin de cette lutte pour l’autodétermination, « DIA » (dictateur Issaias Afewerki) a imposé sa philosophie maoïste au peuple. Il a supprimé le droit à la propriété et privé la population d’autonomie. Organiser une opposition s’avère impossible tant nous sommes surveillés. Les Érythréens survivent la peur au ventre, au cœur d’un bagne à ciel ouvert.

—    Nos vies se déclinent de peines en tourments que nous acceptons avec résignation. Tu oublies que ce peuple a presque toujours vécu sous le joug d’une puissance étrangère. Toi, tu es né au moment où les Érythréens croyaient que l’indépendance apporterait forcément le bien-être, la liberté ; les chefs de la révolution prétendaient changer cette terre de misère en pays de cocagne. Comment pouvions-nous décliner une prophétie aussi séduisante ?

—    Mais, il en fut autrement ! Au lieu de cela, la pauvreté qui nous assaille ne nous permet même pas de nous offrir une corde pour se pendre. Je refuse de devenir un désœuvré et de vivre gouverné par la peur. Je veux décider de mon destin. Au nord, en Europe, il y a du travail, de l’espoir.

Mama essuya ses larmes :

—    Je comprends !

—    Depuis des années, nous avons économisé Tekea, toi et moi pour me constituer une cagnotte pour le voyage. Me permettre d’immigrer se résume à l’ultime investissement de notre famille : les familles qui reçoivent de l’argent d’un fils à l’étranger connaissent un meilleur quotidien. Ce soir, je vais partir, je quitte ce pays, ce goulag oppressant oublié et ignoré du reste du monde.

—    Tu as pris ta décision…

—    Oui.

—    Et ton laissez-passer ?

—    Valable pour cinq jours. Mais j’éviterai les grandes routes, je ne veux pas risquer l’interrogatoire d’une patrouille.

À nouveau, elle se serra contre Yusef. D’une voix étranglée, elle ajouta :

—    Tu dois être très prudent. Jure-le-moi !

—    Je te le promets.

Elle détacha de son cou une chaîne garnie d’une croix, jadis offerte par son mari. Elle la passa au cou de son fils :

—    Pourquoi te défaire de ce souvenir ?

—    Elle te protégera, je te laisse entre les mains de Dieu.

—    Merci. Je dois y aller maintenant, je ne dois pas rater mon rendez-vous à la sortie de la ville.

—    Avec qui ?

—    …

Elle lui tapa sur la poitrine en signe d’approbation :

—    Tu as raison, ne prononçons pas de nom…

Accrochée au mur près de l’entrée, Yusef regarda la photo de son père tué à la guerre aux premiers jours de sa naissance. Un genou au sol, arme à la main, il apparaissait en compagnie de deux chabras comme lui.

—    Jamais ton père n’a imaginé ce qu’il adviendrait de cette nation, lui et des milliers d’autres martyrs n’ont pas sacrifié leur vie pour cela. Leur bataille pour la prospérité, le développement et la liberté ont été anéantis. Aujourd’hui, l’idéologie du régime pèse sur nous comme une chape de plomb.

—    Pourtant, l’article 19 de notre constitution stipule : « Toute personne a le droit et la liberté de penser, de conscience et de croyance » ! 

—    Mais à quoi bon ? Le document n’a jamais été ratifié, l’État a choisi de gouverner par décrets…

Yusef regarda à nouveau la photo :

—    Et moi, son fils, je m’apprête à fuir ce pays qui a versé le sang de ses enfants pour acquérir son indépendance.

—    Ton père croyait très fort en Issaias Afewerki, il le voyait comme un sauveur qui apporterait la richesse aux Érythréens. S’il vivait aujourd’hui, je t’assure qu’il s’opposerait à ce faux libérateur qui a trahi ses principes d’égalité et de liberté. 

—    Mais à moins de se terrer dans la clandestinité, il croupirait probablement dans une prison infecte où les adversaires du régime finissent par se retrouver.

—    Peut-être !

—    Afewerki a mis sous les verrous ses compagnons de combat qui ont osé se dresser contre lui.

Elle approuva d’un signe de tête.

Yusef saisit son sac à dos. À l’intérieur, un vieux K-way, un pull d’hiver, de l’eau, un crayon, des bouts de papier et deux chargeurs pour son pistolet militaire qu’il glissa discrètement dans sa ceinture. Yusef connaissait le traitement réservé aux déserteurs. Le jour où il avait décidé de fuir l’Érythrée, il avait aussi résolu de ne pas se laisser capturer vivant. Il s’interdit de le dire à mama. 

—    Attends !

Elle s’éloigna un instant et revint avec des biscuits cuisinés le matin même et une enveloppe.

—    Des embashas !

—    Prends-les, tu as besoin de provisions.

Puis, elle tendit l’enveloppe à son fils.

—    Voilà l’argent que nous avons économisé. Cette enveloppe représente le fruit de sacrifices, de travail et de souffrances.

—    Je sais. Merci.

—    Quand as-tu décidé de partir ?

—    J’y songeais depuis un moment. D’ailleurs, à ce sujet…

Yusef tira de sa poche une feuille de papier :

—    On dirait une lettre ?

—    Oui pour toi.

—    Pour moi ?

—    J’ai écrit cette lettre pour t’annoncer que je m’apprête à quitter le pays. Les militaires se mettront à ma recherche et je t’assure qu’ils ne tarderont pas quand ils constateront mon absence, tu leur donneras ce pli, il te disculpera. N’avoue jamais que je suis venu ici, raconte-leur que tu ignorais tout de ma permission. Si la milice te croit complice de ma fuite, tu finiras dans un cachot. Tu sauras leur mentir ?

—    J’ai l’habitude. 

—    Quand dois-tu renouveler les tickets d’alimentation ?

—    Ne te préoccupe pas de cela.

—    Tu risques d’en baver…

—    Je me débrouillerai !

Il pointa vers la feuille :

—    Assure-toi de répondre à leurs questions, mais, si tu reconnais avoir reçu ma visite, ils ne te lâcheront plus.

—    Oui, je sais.

Le cœur serré, elle prit le visage de son fils entre ses mains, des larmes sillonnaient ses joues. Le reverrait-elle un jour ?

—    À partir de maintenant, le danger et la mort t’accompagneront à tout instant. Je prierai pour toi.

En quittant la maison, il pivota une dernière fois pour graver le souvenir de cette maison, cette mansarde, lieu de ses premières joies, de ses premières peines. Ses yeux s’embrouillèrent, la jeune femme Coca Cola souriait toujours. Déterminé, il se retourna et regarda droit devant. Au loin, une autre pluie d’étincelles retombait sur la ville :

—    Garde confiance en l’avenir, murmura-t-il.

*

Pour échapper aux regards, Yusef longea les murs hors de portée des halos des réverbères. Le cœur chagriné il pensait à ceux qu’il abandonnait derrière lui, mama, Tekea et ses amis. Ces derniers jouaient probablement une partie dans l’élégant salon de quilles datant des années trente, ou se retrouvaient au bar chez Aquila à disputer un match de cinque birilli avant d’aller baratiner des filles. Les souvenirs l’assaillaient. Décider de quitter la famille, ses compagnons, avait pesé lourd. Il s’efforça de chasser ses idées noires. Il se concentra sur son rendez-vous avec Yamane pour ne pas risquer de compromettre son camarade d’enfance. Une question lui traversa l’esprit : et si Yamane était passé du côté des moustiques ! Dans ce pays, les autorités considèrent la délation comme une vertu cardinale. Non, il balaya cette idée, Yamane ne trahirait pas pour de l’argent, pour des faveurs. Heureusement, sans quoi, lui, le fugitif, il se retrouverait sans aucune forme de procès au fond d’un cachot puant sans que personne n’en soit jamais informé. 

La rencontre avec Yamane devait avoir lieu dans un parc à la sortie de la ville. Il le conduirait avec sa mobylette sur la route de Keren à une dizaine de kilomètres d’Asmara, afin de lui donner une longueur d’avance avant le lever du jour. À Keren, Yusef prévoyait se hisser à bord du train de la mine de Bishia, artère fémorale de l’économie du pays, et de là, il marcherait vers la frontière soudanaise. 

Le moteur d’un poids lourd rugit derrière Yusef. Le poil sur ses bras se dressa. Aussitôt, il se glissa et s’immobilisa dans l’entrée d’un magasin avant que les phares du Fiat ne se projettent sur lui. Le camion passa près de lui et il vit dans la benne des hommes et des femmes encadrées de soldats.

—    « Une giffa se déploie quelque part dans la ville, pensa-t-il, probablement sur la passeggiata. Même un soir de fête, le tyran tourmente son peuple. » 

Yusef aperçut le boisé à l’intersection de Harnet et Denden street. Son camarade devait l’y attendre. Il s’approcha du parc avec une infinie prudence et se glissa d’arbre en arbre, cherchant un signe de la présence de son ami. 

Une main se posa sur son épaule et son sang pulsa dans sa tête. Prêt à se défendre contre un assaillant, il se retourna brusquement… face à face avec Yamane : 

—    Tu m’as foutu une de ces peurs !

—    Désolé ! Je ne te reconnaissais pas avec ta veste à capuche.

—    La mobylette ?

—    Là, dans les feuillages.

—    Allons-y, ne perdons pas de temps.

En quittant la ville, ils longèrent l’université et son stade. 

Demain, dans cette enceinte, la population célébrera la grande fête patriotique. Après la minute de silence en mémoire des martyrs de la libération et l’hymne national chanté par les enfants, les militaires défileront sur le terrain de foot, auréolés d’un « fly-bye » des Mig-29 de l’armée de l’air devant une foule indifférente. L’étalage de force terminé, Issayas Afewerki prononcera son traditionnel discours-fleuve. Entouré de ses affidés et de ses séides, il mitraillera des mots choisis, patriotiques, et à nouveau, il se présentera en père aimant et bienfaiteur de « Son » peuple. Dans un indescriptible galimatias, le dictateur alcoolique tentera de convaincre les Érythréens de ce qu’ils doivent penser, ressentir, désirer et ce à quoi ils doivent rêver. Le président promettra de promulguer la constitution qu’il a enfouie dans un tiroir depuis deux décennies, et il passera sous silence l’interdiction des partis d’opposition, les communications surveillées, les déplacements limités et contrôlés, les gardes-frontière qui tirent à vue sur les fuyards, l’attentat à la voiture piégée auquel contrairement à ses sbires il a échappé, et il ignorera les dix mille prisonniers politiques enfermés dans des cellules souterraines ou des conteneurs métalliques en plein désert. Puis, l’émule de Mao, l’allié des mollahs fous iraniens, l’autocrate bénira ses enfants-soldats et ses esclaves-comédiens, cerné de drapeaux qui flotteront autour de lui. Sa logorrhée terminée, les Asmarinos assisteront, enfin, au match de foot. En soirée, à la veille de retourner dans leurs usines vétustes, ils iront parier des nakfas chèrement gagnés aux courses de chameaux.

À environ dix kilomètres d’Asmara, comme convenu, la mobylette s’immobilisa. Au-delà de cette borne fictive, ils risquaient de se heurter à une patrouille. Sans une autorisation gouvernementale de circuler qui indiquerait le lieu de départ et d’arrivée et la plage horaire du déplacement, Yamane risquait d’être mis aux arrêts. 

—    Alors mon ami, nos vies se séparent ici !

—    Oui.

—    Je m’inquiète pour toi. On raconte des histoires d’horreur sur les migrants qui tentent d’atteindre l’Europe.

—    J’y parviendrai, je suis déterminé.

Les deux hommes s’étreignirent :

—    Sois prudent !

—    Toi également. Es-tu toujours associé à ce groupe de contestataires ? Comment s’appelle-t-il ?

—    Un nom ne servirait qu’à attirer l’attention. 

—    Tu t’exposes énormément.

—    Je sais, mais nous devons lutter contre ce gouvernement, cette dictature.

—    Que planifiez-vous ?

—    Toutes sortes de choses, trop longues à expliquer. Allez ! Tu dois filer.

—    Tu risques l’emprisonnement, peut-être la mort.

—    Nous n’attaquerons pas les autorités de front, nous serions voués à notre perte.

—    Et méfiez-vous des oreilles qui traînent ; dans ce pays les murs vous écoutent. 

—    Nous sommes un très petit groupe et nous nous limitons à établir des stratégies. Pour la suite, nous verrons.

—    D’accord. Je te demande de veiller sur mama et Tekea, elles s’exposent au harcèlement dès qu’ils auront constaté mon absence.

—    Compte sur moi, je veillerai sur mama…

Il sourit :

–… et sur Tekea, avec plaisir.

—    Tu adores jouer les séducteurs avec elle.

—    Le moment est mal choisi pour parler de cela…

Yusef lui lança une bourrade.

—    … ne restons pas là, une patrouille risque de surgir.

—    Tu as raison.

Ils s’embrassèrent une dernière fois.

Yusef regarda Yamane retourner vers Asmara jusqu’à ce que le phare de la mobylette eut disparu.

Des mois plutôt, en vain, il avait sondé ses amis dans l’espoir de trouver un compagnon pour cette odyssée, mais les rumeurs sur les traitements infligés aux déserteurs et à leurs familles exigeaient d’y réfléchir avant de s’engager. Taraudé pendant des semaines par l’idée de partir malgré les risques encourus, le choix s’imposait de lui-même pour qui souhaitait un horizon meilleur. Que pouvait espérer les oubliés de Dieu dans ce goulag tropical, dans ce pays casseur de rêves ?

L’oreille tendue, il chemina sur le sentier pierreux en marge de la voie bitumée, prêt à plonger dans le talus à la vue des phares d’un véhicule en approche.

Yusef se retrouvait seul avec son destin. 

Il leva les yeux, une étoile filait vers un pays de liberté.

LES OUBLIÉS DE DIEU. roman

Pierre Laflamme ROMANS tous droit réservés © 2025

bottom of page