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LE SANG DES CAILLOUX  (extrait)
Prix spécial du jury FONDCOMBE 2017

1

Khadija déchira le silence d'un hurlement pire que les précédents :

— Aaaahhh ! Au nom dAllah, cria-t-elle, je vous en prie, libérez-moi. Abou Hamza bondit sur ses pieds, le regard fixé sur la porte de la chambre principale. Jamais, il navait imaginé la voix frêle et posée de son épouse capable dun cri semblable. Puis, à nouveau, le silence. Nouvelle accalmie. Nerveux, impatient, il se retourna une fois de plus vers le climatiseur et poussa le contact à quelques reprises, espérant sortir lappareil de sa torpeur. Rien ny fit.

La moitié du Caire était victime dun délestage délectricité.

Durant les jours de canicule, les Cairotes oublient les coûts exorbitants de l'énergie et n'hésitent pas à tourner leur climatiseur à fond pour agrémenter leur confort. Hélas, la demande en énergie causée par la prolifération des petits appareils est devenue trop forte avec le temps. Aujourdhui, le thermomètre marquait 42 degrés Celsius : une chaleur à crever. Pour éviter une panne majeure sur lensemble du pays comme elle en avait déjà connue, la compagnie nationale délectricité avait compris quil était plus prudent de procéder à des délestages sectoriels. Quand cela se produisait, lappartement où le jeune couple sétait installé après leur mariage se transformait en une véritable étuve.

De larges gouttelettes deau ruisselaient sur le front dAbou Hamza. Autour du cou et sous les aisselles, sa chemise était trempée. Sa nervosité naidait en rien la situation. L'arrivée du bébé était prévue pour le mardi suivant, mais, subitement, au petit déjeuner, les membranes s'étaient rompues. Il sapprocha de la porte de la chambre : de lautre côté, Khadija haletait. Il entendit les encouragements des sages-femmes envers son épouse, qui, depuis 15 heures, s'acharnait à donner naissance à leur premier enfant. Pour la centième fois, il consulta sa montre : 18 heures 30. Un autre cri le fit reculer de stupeur. De lautre côté de la cloison, il entendit les accoucheuses exhorter la jeune femme à bout de force, à pousser, pousser, jusquà ce quà leur tour, elles exhalent des cris de contentement et de satisfaction. Derrière la paroi, les voix se firent joyeuses et admiratives. Il perçut le claquement dune gifle et aussitôt jaillit le braillement quil espérait entendre, celui du bébé.

Son stress tomba dun cran. Il nétait pas de ceux qui lèvent les yeux vers le ciel en soupirant pour une faveur, mais cette fois il ne put résister : « Accorde-moi un fils. »
De longues minutes dattente sen suivirent. Il arpenta le 
salon, et ce, jusquà ce quenfin, la porte souvre. La mine réjouie, une sage-femme tenait un poupon bien emmailloté.

Elle lui dit :

— Je te félicite, tu as un fils.

La lumière jaillit, la climatisation se remit en marche, mais

personne ny prêta attention. Tout sourire, il prit lenfant

dans ses bras, et oublia de remercier le ciel. Il posa un baiser tendre sur le front du chérubin et leva les yeux sur Khadija en nage, pâle et épuisée qui découvrait la fierté du nouveau père : il lui sourit.

— Elle va bien, demanda ce dernier en voyant son épouse visiblement affaiblie ?

— Oui, répondit la sage-femme, elle a besoin de repos, mais tout ira bien.

Khadija regardait Abou Hamza, elle attendait qu'il pose le geste que tout père de famille dans un pays musulman se doit daccomplir à la naissance de son enfant, soit dattirer sur lui la bénédiction de lÊtre suprême. Tous deux, ils en avaient discuté avant leur mariage et pendant la grossesse. À luniversité, Abou Hamza sétait intéressé à la

philosophie, à lexistence dAllah, dEl-Khalid (le Créateur)1. Comme la majorité des enfants en Égypte, il avait grandi avec les principes de lIslam. Mais létudiant à lesprit cartésien, vif et curieux, saffichait comme une tête pensante et non une éponge passive. Aussi sétait-il interrogé sur le Dieu de Mohammad (Islam), mais aussi sur celui dAbraham (judaïsme) et de Jésus-Christ (christianisme). Il rejetait lidée dun Dieu paternaliste, bienveillant, qui écoute et guide chacun dentre nous. Il en

était venu à penser que Dieu se manifestait dans lordre harmonieux de ce qui existe. Il admirait la beauté et la logique de lunivers. Pour Abou Hamza, Dieu, Allah ou Yahvé se révélait à travers la création. Inutile de se confondre en salamalecs dans les lieux de prière pour remercier Dieu de ses bienfaits ; un moment de recueillement lui suffisait pour élever son esprit vers Al- Aziz (le Tout-puissant). Cependant, il considérait la religion nationale comme partie intégrante de la culture

égyptienne. Il connaissait et respectait lattachement de Khadija à la foi islamique, et il ne voyait aucun inconvénient à ce que ses enfants, guidés par leur mère, aient une identité religieuse liée à la communauté. Il se tourna en direction de La Mecque, souleva légèrement son fils et prononça la Chahada, le credo musulman :

1 Les musulmans ont 99 noms pour faire référence à Allah.

— Jatteste pour toi quil ny a de Dieu quAllah et que Mohammed en est le messager. Khadija sourit, elle était heureuse et satisfaite.
Aussitôt après avoir embrassé et remercié son épouse, Abou Hamza sempressa de communiquer lheureuse

nouvelle à ses parents et les membres de la famille accoururent, les lèvres débordantes de bons vœux et les mains chargées de cadeaux. Superstitieuse comme ses aînées, croyant que cela lui éviterait dêtre remarquée par les esprits maléfiques, Khadija demanda que lon attende sept jours avant d'admirer le bébé. 

À la fin de la soirée, lorsque les invités eurent enfin quitté la maison, la mère récita pour son fils lAdhân, lappel à la

prière et lIqâmah une seconde profession de foi. Elle estimait son couple bénit par lÊtre suprême qui leur avait accordé un fils comme premier-né. Elle lui rendit grâce, et jura intérieurement délever son fils à sa gloire. Lasse, elle

sefforçait de rester éveillée. Elle approcha la petite tête fragile du nouveau-né de ses seins qui regorgeaient de lait

et les pressa à nouveau. Des gouttes perlèrent au bout des mamelons roses quelle fit couler sur la bouche pincée de

son fils. Aussitôt, il se mit à téter. Après quelques minutes, Khadija sombra malgré elle dans un sommeil profond.

Une semaine plus tard, au cours de laquipa, le repas pour célébrer le nouveau-né auquel avaient été conviés parents et

amis, Abou Hamza révéla le nom de son fils : Faysal.
Les années passèrent, le couple eut deux autres enfants ; une fille Kahina et un second fils, Omar. Et comme lavait

prévu une sage-femme le jour de la naissance de Faysal, chaque accouchement se révéla aussi douloureux que le premier : « Ce sera toujours difficile pour elle, elle a le bassin étroit. »

La société égyptienne est une collectivité patriarcale. Les normes de comportement sont étroitement liées à

lhonneur de lhomme ; la femme nen a pas. Pourtant, cet honneur dépend essentiellement de la conduite morale des femmes de la famille et toutes en ressentent une énorme pression sociale. Le père est le berger au sein de la famille égyptienne, il lui appartient de la protéger, de subvenir à ses besoins et dêtre un bon exemple pour elle.

Comme en affaire, Abou Hamza dirigeait, imposait ses goûts, ses habitudes et la femme épousée savait seffacer pour ne pas nuire à leur vie commune. Comme au sein de loumma (la communauté des croyants), lautorité paternelle considérée comme sacrée prédominait dans la famille. Soucieux de laffirmer, il entretenait une certaine distance entre lui et ses rejetons, et sa voix grave et vibrante accentuait la crainte et la vénération quon lui vouait. Les rares occasions de repas du soir en famille offraient au père loccasion de discuter avec ses enfants des derniers apprentissages faits à lécole. Il insistait toujours sur le même point à savoir quil était primordial de développer une pensée critique plutôt que dapprendre par cœur. Comme tous les parents, Abou Hamza et Khadija désiraient le bonheur de leurs enfants, mais, à limage de leur société, la communication était réduite. Rarement, on évoquait dautres sujets que celui de limportance des études. Leur compréhension du bonheur des enfants se limitait au succès scolaire, afin quils puissent un jour, comme leur père, occuper une place enviable dans la société.

Le rôle de Khadija, comme le lui avait appris sa mère, se limitait à celui dépouse et de mère. Elle avait lentière responsabilité de sa maison, elle était la « lionne » du foyer, il lui incombait de faire en sorte qu'il y règne une atmosphère agréable et paisible, nécessaire à une vie familiale saine et heureuse. Khadija assumait parfaitement son rôle et elle comblait du mieux possible le vide quotidien laissé par son époux souvent retenu... par le travail.

Comme tant de mères avant elle, ses enfants étaient sa vie, chaque parcelle de son temps leur était vouée et chaque

geste simprégnait de tendresse. Elle entendait faire de ses enfants, égoïstes et individualistes comme tous les enfants, des êtres capables du respect dautrui et dune bonne estime de soi pour vivre en harmonie avec Allah et la société. Enfants, Faysal, Kahina et Omar vécurent dans le monde des femmes. À table, ils étaient servis avec les femmes, après les hommes. Ils apprirent la honte, un sentiment lié à la politesse, à ne pas prendre la parole en présence de leur père et, surtout, à ne pas le défier en le regardant dans les yeux.

À la maison comme à lextérieur, mère et fille portaient toujours la jilbab. Lorsquelles quittaient le domicile, elles

ajoutaient le hidjab, mais jamais de niqab. Khadija expliqua à sa fille :

-Pour les féministes, l’hidjab représente un symbole de claustration, alors que la femme musulmane le considère comme un signe de dignité, de pudeur. Quant à celles qui se voilent le visage du niqâb, elles le font par respect dune tradition ancestrale et non pas comme un signe doppression ou dhumiliation dune condition inférieure, comme le prétendent les Occidentaux. Elles considèrent que le voilement du corps féminin nest pas une brimade, mais un droit de la femme à la discrétion et au caractère privé de sa chair qui na pas à safficher en public.

Faysal et Omar quant à eux, exhibaient des djellabas rigoureusement blanches et une chachia islamique (le calot de tricot) en guise de couvre-chef. Pour les authentiques croyants, les activités journalières se concilient à la vie liturgique dans un perpétuel continuum. Les vêtements doivent obligatoirement faciliter l'accomplissement de la prière, un des cinq piliers de leur religion et véritable colonne vertébrale de leur quotidien. Ce passage des activités à la prière s'accomplit cinq fois par jour ; mentale et physique, elle implique lesprit et une succession de mouvements depuis la station verticale jusqu'à la prosternation complète du front contre le sol. Les vêtements occidentaux cintrés et rigides gênent les gestes et les positions de la prière coranique. En plus, ils soulignent les contours du corps. La tenue musulmane est plus discrète et voile les formes de lanatomie pour les reléguer au rang des choses qui ne doivent être révélées que dans lintimité.

La fin de ses brillantes études universitaires en droit au Caire, Abou Hamza, fils dun directeur commercial de la Cairo International Mercantile Bank, féru de rêves de grandeurs, avait délaissé sa ville natale pour aller étudier en Angleterre à la prestigieuse London Business School. Là, il navait eu aucune difficulté à sadapter au mode de vie

occidental plus libéral. Ce séjour londonien et ses nouvelles amitiés lui ouvrirent le cercle des étudiants de familles fortunées. La fréquentation de Français, dAméricains et dun Canadien entre autres, lui permit d'établir des liens d'amitié qui savéreraient bénéfiques pour sa carrière. Il y avait aussi les riches Anglais et les fils de millionnaires saoudiens, chez qui il nota une élégance particulière. Grâce à eux, il découvrit « The Row », Saville Row, la rue mondialement connue dans le quartier Mayfair de Westminster City, pour ses tailleurs « bespoke », des costumes très haut de gamme. Orgueilleux, il ne négligeait

jamais une occasion de bien paraître. Après sêtre informé, Abou Hamza visita quelques boutiques et arrêta son choix sur latelier de H. Huntsman établi depuis 1849 pour devenir « son » tailleur.

Au cours de sa « British life », comme il sy référera plus tard, Abou Hamza se découvrit aussi un certain goût pour

les fêtes et les soirées mondaines. Il aimait se retrouver au sein de cette jeune société londonienne qui nhésitait pas à pousser sous le tapis les vieux principes aux relents victoriens révolus, au profit dune cigarette ou dun alcool

euphorisant. Séduisant, élégant, létudiant au hâle naturel, doué dun charme oriental séduisait les jeunes femmes et le

futur banquier récolta au passage les fruits de la libéralisation sexuelle occidentale amorcée des décennies plus tôt. Le nouveau « dandy » ne cherchait pas de liaison susceptible de le lier affectueusement et « ses succès » en société ne devaient en rien le distraire des objectifs de carrière quil sétait fixé. Ces conquêtes nétaient tout au plus quun loisir qui, loin des regards et des principes rigoureux et désapprobateurs de la société islamique, per- mettait à Abou Hamza dassouvir une libido animale trop longtemps réfrénée.

Ces trois années en Angleterre permirent à Abou Ham- za dacquérir une profonde connaissance des marchés

internationaux. À la fin de ses études, grâce à linfluence de son père, sa candidature fut retenue par la Cairo International Mercantile Bank. En mai 1982, plus que jamais dominé par le culte de la puissance que confère la richesse, le nouveau banquier rapporta ses valises au Caire chargées de complets neufs, mais aussi dambitions, et amorça une carrière prometteuse qui, un jour, effectuerait un virage inattendu.

Dès quil fut en poste, Abou Hamza semploya à révéler ses talents de négociateur. Ainsi, il entreprit de convaincre ses supérieurs de positionner la banque en tant quinstitution incontournable pour les entreprises étrangères désireuses de sinstaller en Égypte, en ciblant particulièrement les sociétés dexploitation pétrolières. Impétueux, il refusait de faire siens les échecs de ses prédécesseurs. Suite à de longues discussions avec Mahmoud Ibn Mas- soud, le président de la banque, il obtint le mandat de sattaquer au dossier. Abou Hamza savait que de sa fougue à se porter volontaire pour cette mission, découlait une obligation de réussite. Pour y parvenir, il était primordial dêtre vu en compagnie des hommes riches et puissants du pays. Aussi se fit-il un devoir de rechercher toutes les invitations aux soirées mondaines. Toujours élégant et fin causeur, il déploya ses talents pour charmer la galerie. Déambulant d'expositions en vernissages, il était au coude à coude avec laristocratie égyptienne discutant des prix du pétrole brut avec lun ou de politique économique avec lautre. Sa stratégie reposait sur deux objectifs. En premier lieu, il devait sassurer de la collaboration de la famille présidentielle, partie prenante de tous les dossiers économiques du pays, en augmentant la participation de celle-ci à lactionnariat de la banque. Après de longs mois de négociation, en échange de garanties à toutes les nouvelles ententes économiques, les actionnaires, motivés par les bénéfices substantiels dune pareille association, acceptèrent de céder une partie de leurs titres ; cest ainsi que le « clan » présidentiel devint actionnaire majoritaire avec 37 % des actions de la Cairo International Mercantile Bank. Quant au second objectif, il concernait les fonctionnaires. En Égypte, il était de notoriété publique que, pour arrondir leur fin de mois, un jour sur deux, les

employés de lÉtat, mal rémunérés, expédiaient les affaires le matin et quittaient le bureau à l'heure du lunch pour aller conduire un taxi jusque tard dans la soirée. Pour atteindre son but, Abou Hamza devait « lubrifier » cette fonction

publique que lancienne coopération avec les Soviétiques, un quart de siècle plus tôt, avait gangrenée jusqu'à la moelle. Pour accélérer lacheminement de ses dossiers, il semploya pendant des semaines à structurer un système de

bakchichs qui lui assurerait la collaboration des fonctionnaires. Lorsque le « système » commença à donner des signes de réussites, Abou Hamza en retira une grande notoriété auprès de sa direction, mais aussi auprès des sociétés étrangères qui trop souvent avaient décliné des occasions dinvestir face à lappareil gouvernemental corrompu et sclérosé. Dès lors, lorsquil apparaissait en société, on se pressait autour de lui, on sollicitait un avis, un conseil, pendant que des épouses lorgnaient discrètement le populaire banquier : certaines osant parfois de discrets sourires suggestifs.

Cest à loccasion dune de ces soirées mondaines quAbou Hamza fit la connaissance de Zahra Kamel, une flamboyante animatrice de télévision âgée de 26 ans, dont lindice de popularité sétait emballé plus vite qu'un thermomètre exposé au cœur du Sahara. La séduisante animatrice aux lèvres pulpeuses et à la silhouette rebondie affichait un « look » très occidentalisé et trop audacieux pour laristocratie égyptienne traditionaliste pour qui le glacis de son européanisation se limitait aux « bonnes manières ». Arachnéenne et vaporeuse, ivre de cette soudaine popularité Zahra savait que sa seule présence haussait invariablement le taux de testostérone de la gent masculine, qui, à la dérobée, lespace dun fantasme éclair, posait sur elle des regards entachés de lubricité. Zahra sen amusait et restait de glace face aux commentaires jaloux des autres femmes qui lui attribuaient plus damants qu'il ny a de blocs de pierre dans la pyramide de Khéops. Dans cette société où 91 % des femmes mariées avaient vu leur sexe mutilé, lune de ses pires accusatrices y alla d'une remarque cassante : « Assurément, cette diablesse na jamais été excisée. Quelquun ne devrait-il pas sen charger. »

Captivé par sa beauté, Abou Hamza ne pensait qu'à ajouter la « star » à son tableau de séduction. Elle éveillait en lui son instinct de chasseur séducteur longuement réfréné depuis son retour de Londres. La sensualité qui émanait de la jeune femme provoquait chez lui un désir intarissable

quil avait peine à camoufler lorsqu'il était près d'elle. Il savait que dautres avant lui, des hommes mariés cherchant une aventure, avaient sans succès, tenté de séduire la jeune femme. Lui, il se devait de réussir là où d'autres avaient échoué. Il voulait être le vainqueur dune compétition non déclarée dont Zahra était lultime trophée. Zahra était à la limite de devenir une obsession, il ressentait chez elle une fougue charnelle, animale, dont il voulait être le libérateur. Aussi, il multiplia les occasions de se retrouver en sa compagnie, il déploya charme et bijoux et, en quelques semaines, Zahra devint sa maîtresse et tous deux formèrent le couple en vue. Beaucoup trop en vue pour un banquier au goût de certains. On sinquiétait de la tournure que pouvait prendre cette liaison. Le banquier allait-il épouser une « starlette » de la télé qui tenait des propos féministes à la télévision? Pour Abou Hamza, tout cela nétait quun amusement. Aveuglé par son désir, sourd aux échos qui lui parvenaient, emporté par la fièvre du jeu, il commit l'erreur de mal interpréter lévolution de la mentalité de la noble société égyptienne. Si, aux yeux de milliers de ses « téléadmiratrices », Zahra faisait figure de femme « moderne » et « libérée », pour les jansénistes de lIslam, elle personnifiait le diable. Rien de moins. Zahra a son bras, Abou Hamza, à son tour, devint lobjet de commentaires acerbes.

Un soir, au cours dune réception caritative pour le grand Musée du Caire, Mahmoud Ibn Massoud le président de la banque, prit Abou Hamza à lécart :

— Votre arrivée à la banque a été heureuse, votre expertise et votre détermination nous ont permis de progresser. Cest à regret que nous nous verrions obligés de nous en départir.

Surpris, Abou Hamza reprit :

— Vous en départir, monsieur !

— Depuis l'élection de notre nouveau Président, le Raïs comme il lui plaît de se faire appeler, lÉgypte tend à ouvrir

toutes grandes ses portes à loccidentalisation. Nous avons abandonné lécriture hiéroglyphique depuis des siècles, mais nous demeurons une société conservatrice, fidèle à nos valeurs et nos traditions.
Mahmoud se retourna en direction de Zahra qui resplendissait encerclée dhommes :

— Prendre en compte les bruits qui courent à votre sujet savérerait très sage.

— Monsieur !

— La réputation dun banquier tient à son expertise certes, mais aussi à sa discrétion. Une rumeur qui hésiterait entre

confiance et frivolité chez nos riches investisseurs... Il revint vers Abou Hamza :

—... ultraconservateurs, pourrait savérer néfaste pour un homme en début de carrière. Croyez-moi, je comprends très bien quun homme ait des... besoins. Je peux vous suggérer une façon plus discrète de les assouvir. Peut-être avez-vous dailleurs déjà réfléchi à prendre une épouse. Entre-temps,

pour combler vos moments de... « solitude », je peux vous introduire auprès de personnes connues pour leur discrétion si vous le souhaitez...

Mahmoud jeta rapidement un œil de côté vers Zahra :

—... mais, par Allah, ne laissez pas la proie pour lombre vous filer entre les doigts.

Les jours suivants, Abou Hamza prétexta travail et voyages, il prit ses distances avec Zahra et il décida de combler ses moments de... solitude avec des femmes  disponibles sur appel. Les semaines sécoulèrent et Zahra devint une cible récurrente des quotidiens conservateurs qui ridiculisaient ses propos, se moquaient de ses tenues et critiquaient son mode de vie au point de laisser planer des doutes pernicieux sur sa moralité. Après quelques semaines dune campagne presque savamment orchestrée, dans ce pays connu pour les frustrations sexuelles des hommes, la rumeur semballa et courut plus vite que le feu sur l'essence : Zahra Kamel avait-elle vraiment été agressée sexuellement ? En terre musulmane, la virginité et lhonneur sont étroitement liés. « Si une femme se fait

violer, cest quelle la cherché, disaient ses détractrices. »

Lanimatrice eut beau nier, rien ny fit, Zahra se savait condamnée. Son indice de popularité se refroidit aussi vite quil sétait enflammé. Celle qui avait été la chouchoute des journaux et magazines « people », celle dont la photo à la une attirait irrémédiablement toutes les adolescentes avides de liberté, celle dont on avait vanté la modernité, nétait en réalité aux dires des publications islamiques qu'une femme vulgaire aux mœurs dissolues. Son image ternie, il devint impossible de recevoir des invités crédibles à son émission de télévision; Zahra Kamel disparut du petit écran et sombra rapidement dans loubli. La vieille garde islamiste qui condamnait le discours féministe de l'animatrice avait réussi à la discréditer.

L’entretien qu'Abou Hamza avait eu avec son président ne laissait place à aucune équivoque : pour conforter son statut social, il se devait de prendre une épouse, et, comme le veut la tradition, Naïm son père prit les choses en mains. Naïm estimait avec raison que Karim, un autre directeur de la banque, cherchait le parfait candidat qui assurerait un riche mariage à sa fille Khadija. Après tout, ce nétait pas sans raison quelle accompagnait son père devenu veuf, lors de mondanités. Pour Karim, ces soirées étaient loccasion rêvée d'exhiber sa fille et de séduire un père cherchant à arranger un mariage. Lorsque Naïm sug- géra à Karim que son fils et sa fille formeraient le couple idéal, il se dit très honoré de la proposition. Sans la balayer du revers de la main, Karim se montra cependant hésitant.

Il ne doutait pas des qualités dAbou Hamza vanté par son père, mais le jeune banquier avait été lobjet de rumeurs et

de potins au cours des dernières semaines. Il suggéra à Naïm de laisser couler les eaux du Nil un certain temps et de voir comment les choses évolueraient. Trois mois s'écoulèrent avant que le jeune banquier ne devienne officiellement un prétendant pour la jeune femme. Khadija ne fit aucune difficulté. Elle savait qu'Abou Hamza lui offrirait un rang social et toute la sécurité quune femme rêvait de posséder ; en plus, elle le trouvait séduisant et affable. En plus d'être très jolie, pour Abou Hamza, elle était lirréprochable jeune femme de bonne famille raffinée et scolarisée, dont un homme comme lui n'aurait jamais à rougir. Les pères statuèrent sur la dote et les futurs époux honorèrent la tradition égyptienne en fixant une date pour leur union qui sharmonisait avec la saison des premières crues du Nil. Chez les anciens on vénérait Hâpy, le dieu aux mamelles pendantes et au ventre bedonnant, génie de la fécondité et de labondance. Né du mariage entre le Nil Bleu et le Nil Blanc, le grand fleuve, qui jadis déposait au milieu du désert les limons noirs arrachés aux plateaux volcaniques dÉthiopie, conserve son éternelle aura de fertilité auquel les âmes superstitieuses associent toujours le destin dun couple. Le jour de leurs fiançailles, Abou Hamza respecta la tradition et offrit à Khadija « le joyau par excellence » un magnifique bracelet de perles : un symbole de virginité. La veille du mariage, entourée de sa mère, de ses tantes et de ses cousines, Khadija se plia à la cérémonie du henné qui consiste à tracer (tatouage temporaire) sur les mains et les pieds de la mariée des motifs attrayants et mystérieux pour la rendre plus séduisante. Fastueuse, la cérémonie nuptiale se déroula dans la grande salle du Ramsès Hilton richement décorée. Après la rituelle Zeffa (parade nuptiale) égayée par lorchestre et les youyous, le couple se dirigea vers le kosha (le trône des mariés) pour y recevoir les cadeaux et les vœux de bonheur des invités. Le repas terminé, trois derviches tourneurs offrirent aux nouveaux mariés une sama (danse) dont les mouvements ininterrompus rappellent une toupie. Les danseurs vêtus de leur tanoura (jupe) blanche se déployèrent sur la piste, allongèrent les bras la paume de la main droite tournée vers le ciel appelant la grâce dAllah et la paume de la main gauche tournée vers le sol dans le but de la répandre et ils se mirent à tournoyer de plus en plus vite jusquà entrer en transe.

Khadija ne tarda pas à détourner la tête, étourdie quelle était par la vitesse des derviches. À la fin, chacun déroula

son turban et le modela adroitement en forme de poupon langé quils déposèrent sur les genoux de Khadija au son

des applaudissements et des youyous. Pour la première fois, le banquier posa sur sa jeune épouse un regard pénétré de tendresse.

Au lendemain de sa leilat al-dukhla (nuit de noces), les appels dAbou Hamza aux « belles-de-nuit » se firent... moins fréquents.

En quinze ans, Abou Hamza franchit un à un tous les échelons jusquà devenir vice-président aux affaires internationales de la Cairo International Mercantile Bank.

Au cours de ces années, le banquier avait concrétisé sa réussite. Après des mois de recherche et quelques bakchichs, pourboires pour certains, pots-de-vin pour d'autres, il avait réussi à acquérir une élégante maison aux

couleurs sobres, rue Amin Said sur l'île convoitée de Zamalek, une enclave entre les deux rives du Nil au cœur dAl-Qâhira : un mirage de richesse et dOccident au milieu dun désert de misère. À lopposé de la pollution qui enveloppe le centre-ville, ce quartier huppé aux rues bordées d'arbres et dalbizias en fleurs offre dès le mois davril des zones d'ombre et de fraîcheur délicatement parfumée. Lîle verte constituait le cadre parfait à son succès et à sa famille. Avec son architecture de conception introvertie, tournée vers l'intérieur, la résidence s'harmonisait à limage de la famille, et de la société en général. Afin de protéger l'intimité du foyer, la façade donnant sur la rue n'exposai aucune fenêtre, une simple porte en bois ouvragé, sans vitre, donnait accès à une enfilade de chicanes qui débouchait sur un magnifique patio au centre duquel jaillissait une fontaine. Les chambres, salle à manger, salon et autres pièces d'appoint étaient disposés tout autour comme dans les anciennes maisons des grands seigneurs. Tôt le matin, Abou Hamza quittait son foyer vers son bureau situé sur la rive droite du fleuve légendaire, pour ne rentrer très souvent que tard dans la soirée. Piloté par son chauffeur et garde du corps à travers les interminables bouchons de circulation, il avait tout le loisir d'effectuer une multitude dappels avec son cellulaire et de mettre au point des stratégies pour lavancement de ses dossiers.

Un jour, le banquier reçut un appel téléphonique qui allait changer le cours de sa carrière, et même de sa vie. Par l'entremise de son secrétaire particulier, le Raïs linvitait à devenir membre du gouvernement.

— À quel titre, demanda Abou Hamza ?

— Votre grande expertise en finance et votre longue expérience avec les sociétés pétrolières vous désigne tout naturellement comme ministre du Pétrole et de la Sidérurgie. Le pétrole étant la deuxième ressource la plus importante du pays après le tourisme, le banquier se sentit honoré de se voir confier une telle responsabilité. Un homme dans sa position pouvait-il infliger un refus à l'autorité suprême du pays sans risquer den payer le prix? Pour celui qui avait toujours rêvé de pouvoir, loccasion

était inespérée et la question ne se posait même pas ! Toutefois, Abou Hamza savait que ceux qui aspiraient à faire partie du gouvernement étaient triés sur le volet et, une fois admis dans le sein des seins, devaient adhérer, dans tous les sens du terme, au parti, c'est-à-dire aux volontés du Raïs. Abou Hamza n'ignorait rien de la pratique qui voulait que ceux qui désiraient faire une carrière politique, devaient, dentrée de jeu, verser une cotisation dun million de livres égyptiennes (150 000 $) à la caisse du parti. Cette contribution était une garantie inéluctable dêtre élu. Mais là, il navait rien demandé, il était sollicité.

— Je suppose, dit le banquier, au secrétaire du Raïs, que je devrai prendre ma carte du parti ?

—Oui évidemment. Mais ne vous souciez pas des conditions pécuniaires, nous nous occuperons de tout. Le Raïs souhaite vous avoir à ses côtés. Il a de grands projets pour vous.

— Vous men voyez flatté. Mais ne dois-je pas tout dabord me faire élire et par la suite administrer une circonscription ? Je nai aucune expérience en politique.

— Vous faire élire sera une pure formalité. Les élections, cest notre affaire. Vous prononcerez quelques discours,

serrerez quelques mains, embrasserez quelques enfants et le tour sera joué. Quant à votre circonscription, ne vous en faites pas. Les Égyptiens sont faciles à gouverner, ils plient

et se soumettent à lautorité. Ils se sentent obligés de soutenir le gouvernement. Allah les a ainsi faits. Remercions-le !

Sans discussion préalable avec Khadija et ses enfants, Abou Hamza prit la décision de faire le saut en politique. Comme prévu, le Parti National démocratique du Raïs prit

le contrôle de lélection et Abou Hamza se fit élire sans

difficulté. Dès la formation du nouveau cabinet, le Raïs le nomma au poste de ministre du Pétrole et de la Sidérurgie. Contrairement à certains pays arabes, où le pouvoir exécutif se partage entre les autorités religieuses et les

autorités temporelles, la République Arabe dÉgypte avait

opté pour un gouvernement laïc. Ainsi, la tenue vestimentaire occidentale y était-elle de mise. Abou Hamza faisait bonne figure dans ses habits taillés sur « the Row »

et n'arborait d'habit musulman quà certaines occasions ou pour rencontrer des investisseurs rigoristes venus dArabie Saoudite. Le nouveau ministre estimait sa réussite complète, il se félicitait d'avoir franchi toutes ces étapes pour parvenir au sommet du pouvoir. Cependant, ses nouvelles fonctions ministérielles allaient le retenir encore plus sou- vent éloigné de son foyer... et de ses enfants.

Pierre Laflamme ROMANS tous droit réservés © 2025

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